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mardi 22 mars 2016

Mycophagie.


PEUT-ON MANGER DES CHAMPIGNONS ?

Quand on se penche sur la question de la consommation des champignons, on aboutit facilement à deux attitudes extrêmes :
- d'un côté les optimistes, affirmant qu'il n'y a pas de danger, ou que le risque est très limité. Il y a même chez les profanes des mycophages enragés qui, en découvrant des champignons de bonne apparence, commencent par les manger au cas où ils seraient comestibles et vont après demander à un mycologue de quelle espèce il s'agit ! C'est d'une inconscience folle, et pourtant j'ai vu le cas de nombreuses fois, même chez des amis !
- à l'opposé j'ai entendu certains mycologues célèbres dire que le champignon comestible n'existe pas, qu'ils peuvent tous être dangereux, et qu'il ne faut jamais en manger un seul ! Par ailleurs la crainte d'une responsabilité juridique amène de nombreux spécialistes, et certaines associations, à répondre aux amateurs que la comestibilité de telle ou telle récolte ne peut pas être formellement garantie.
Une ligne de conduite raisonnable se situe sans doute à mi-chemin entre les extrêmes. N'importe quel aliment peut provoquer des troubles chez certaines personnes, les organismes humains ne sont pas tous identiques, un cas isolé ne doit pas être généralisé. Mais il est vrai aussi que des recherches ou constatations récentes amènent à s'interroger sur l'inocuité de certaines espèces jadis réputées comestibles sans restriction, alors qu'il est maintenant justifié de déconseiller leur consommation.
Comme la plupart des mycologues, j'ai commencé à apprendre à reconnaître les champignons en vue de les mettre à la poêle. Le petit atlas de Montarnal, édité par Hachette et vendu 6,40 F en 1961, guidait mes premiers pas. Il contenait un sage conseil, dont je me suis toujours souvenu : " après la prudence des premières déterminations, méfiez-vous de la période où vous croyez connaître les champi­gnons, c'est là que ça devient dangereux ! ".
Cet avertissement m'a peut-être évité de prendre des risques comme le font, inconsciemment, beaucoup de mycologues débutants. Et c'était d'autant plus utile que dans les années 60 nous vivions une période d'euphorie, où des champignons jadis jugés vénéneux, avaient été " réhabilités " (Amanita citrina, Volvariella gloiocephala). Tandis que des ouvrages de vulgarisation affirmaient " il n'y a que cinq cham­pignons vraiment dangereux : les trois amanites mortelles, la lépiote helvéolée et le Cortinaire des montagnes, alors que plus de six cents espèces sont comes­tibles ". A cette époque, tout en étant relativement prudent, j'ai mangé beaucoup de champignons. Je me souviens d'essais très décevants malgré les " fourchettes " attribuées à chaque espèce par Henri Romagnesi dans son célèbre petit atlas : je ne savais pas encore (je l'ai appris par la suite) que le maître qui attribuait ces bonnes notes de gustativité aux champignons n'en mangeait jamais lui-même !
L'acquisition d'ouvrages plus complets permettait déjà d'avoir une idée moins restrictive des espèces vénéneuses. On apprenait par exemple qu'au lieu d'une seule lépiote mortelle, une douzaine d'espèces devaient être considérées comme également suspectes. Et que le Cortinarius orellanus, qui n'était nullement lié aux régions montagneuses comme avait pu le faire croire une fausse traduction de son nom d'espèce, avait lui aussi des consorts aussi dangereux…
Mais c'est surtout Tchernobyl qui a sonné le glas de la période d'euphorie mycophagique. La découverte d'éléments radioactifs cancerogènes, stockés par les mycéliums et restitués par les carpophores - de façon très variable selon les espèces – suscitait de vives inquiétudes. D'autant plus qu'en cherchant les retom­bées de Tchernobyl, on découvrait aussi, encore présentes dans les champignons, celles des essais nucléaires des années 60. De quoi être saisis de frayeur rétros­pective, car les doses encore présentes vingt ans après permettaient de penser que nous avions absorbé sans le savoir des doses de radioactivité bien supérieures à celles provenant de la centrale ukrainienne !
Dans la foulée, la recherche des métaux lourds mettait en évidence là aussi la présence d'éléments cancerogènes, en particulier dans certains comes­tibles excellents comme le coprin chevelu, qui fructifie volontiers dans des sites pollués. Par ailleurs des études très poussées révé­laient des substances cancero­gènes inhérentes aux champignons, pour certains genres ou espèces. Enfin des intoxications aberrantes étaient attribuées à des champignons jusque là considérés comme parfaitement comestibles.


Quels sont les risques ?
L'appréciation de l'ampleur des risques inhérents à la consommation de champignons comporte une bonne part de subjectivité. Je livre ci-après mon point de vue sur la question, sans avoir la prétention de détenir La vérité, et sans qu'il s'agisse d'un jugement définitif : des éléments nouveaux m'amèneront peut-être, dans un avenir plus ou moins proche, à changer d'opinion…
1°) La radioactivité : le cesium radioactif provenant d'une explosion nucléaire s'en­fonce plus ou moins lentement dans le sol, selon la nature du terrain. Dans les mois qui suivent l'explosion il touche surtout les espèces à mycélium superfi­ciel, le bolet bai par exemple. Par la suite il atteint progressivement d'autres espèces épargnées au début, comme les cèpes. La radioacti­vité diminue constamment, plus ou moins rapidement selon les radio-éléments concernés. Leur " demi-vie " correspond au laps de temps nécessaire pour qu'il n'en reste plus " que " (ou " encore ") la moitié. Pour le Cesium 134 la demi-vie étant de 2 ans, les quantités présentes 24 ans après Tchernobyl sont extrêmement faibles. Par contre le Cesium 137 a une demi-vie de 30 ans, ce qui veut dire qu'il reste encore plus de la moitié de ce qui a été envoyé dans l'atmosphère par l'explosion de la centrale ukrainienne. Le risque n'est jamais nul, car une faible dose peut suffire pour déclencher un cancer. Mais le taux de proba­bilité de réalisation de ce risque est proportionnel à la dose d'éléments radioactifs absorbés, il est variable selon les espèces, et selon la quantité de champignons consommés !
2°) Les métaux lourds : le risque est de même nature que la radioactivité, les métaux lourds étant cancerogènes. Mais les stations à risques sont plus faciles à repérer, et par conséquent à éviter : il s'agit essentiellement des endroits très exposés aux vapeurs d'hydrocarbures provenant de la circulation automobile (les aires d'autoroute, les abords immédiats des routes à fort trafic), les décharges, les zones industrielles, etc. Quand on récolte soi-même, on peut y faire attention. Mais je suis extrêmement méfiant, sur ce plan, à l'égard des champignons vendus dans le commerce1, qui proviennent en très grande majorité d'importations. J'ai recueilli dans le passé des témoignages de mycologues, du centre et de l'est de l'Europe, qui était effarés de voir des gens ramasser des champignons dans des secteurs très pollués, en vue de les vendre : ils partaient à l'exportation, souvent vers notre pays...
D'autres sources de pollution peuvent être à l'origine de gastro-entérites, notamment les pesticides employés en agriculture : il est déconseillé de consommer des champignons récoltés dans des champs (trop) bien cultivés.
La toxicité peut aussi provenir du substrat : c'est le cas de la grande lépiote dite vénéneuse (Macrolepiota venenata), qui apparaît le plus souvent sur des sites excessivement riches en nitrates, dépôts de gazon par exemple. Il est tout à fait déconseillé de consommer les champignons poussant dans ces stations.
3°) Les substances inhérentes aux champignons : il s'agit notamment des agaritines cancerogènes présentes dans le genre Agaricus (y compris dans le champignon de couche). Le taux de probabilité de la réalisation de ce risque pour une consommation occasionnelle est sans doute faible. On peut cependant réduire encore ce risque en évitant de consommer ces champignons à l'état cru, la cuisson faisant disparaître en partie ces substances.
4°) Les espèces à toxicité inconstante : Il est bien connu que certaines espèces sont mal supportées par une partie des consommateurs, alors que d'autres s'en régalent sans en être malades. Le cas le plus typique est celui du bolet granulé (Suillus granulatus), qui provoque des diarrhées chez environ la moitié de ceux qui le dégustent. Dans Dernières nouvelles des champignons, paru en 1990, j'avais évoqué certaines études semblant démontrer que le tréhalose, qui produit des phénomènes de diarrhée osmotique, est normalement transformé en glucose par une enzyme, la tréhalase, et que l'absence de cette enzyme dans l'organisme d'une partie des consommateurs laisse le champ libre aux troubles produits par le tréhalose.
D'autres espèces sont consommées sans problème par certains amateurs, mais provoquent des troubles fâcheux chez de nombreux autres mycophages : c'est le cas notamment du Clitocybe nébuleux, et surtout des Armillaires (genre Armillariella ss. lato). Il est prudent d'en déconseiller la consommation, ou à tout le moins d'informer ceux qui tiendraient à en manger, des risques qu'ils encourent.
Dans les cas qui précèdent le risque est généralement celui d'une simple gastro-entérite. Mais pour d'autres espèces l'intoxication peut-être beaucoup plus grave :
- Amanita proxima, espèce très voisine de l'amanite ovoïde, consommée dans certaines régions, peut produire de très sévères atteintes rénales. Un ami en avait fait jadis l'expérience, involontairement, il avait dû aller se faire soigner à Paris pendant plusieurs années. Et des cas graves ont été signalés il y a quelques dizaines d'années dans le sud de la France.
- Le Paxille enroulé (Paxillus involutus) est consommé par certains irréductibles, malgré les intoxi­cations mortelles qui ont été attribuées à cette espèce. Un collègue du Massif Central avait signalé sur un forum, il y a quelques années, qu'à chacune des expositions qu'il organisait, un mycophage local, toujours le même, venait protester contre la mention "toxique" attribuée à ce champignon, qu'il disait consommer depuis des années... Jusqu'au jour où il en mourut !
- Des millions de gens, dans toute l'Europe, ont consommé des gyromitres, qui étaient commercialisées, à l'état sec, par dizaines de tonnes. Mais plus de cinquante consommateurs en sont morts, et dans un certain nombre de cas, il s'agissait d'amateurs qui en avaient déjà mangé sans inconvénient à plusieurs reprises, jusqu'au jour où une énième dégustation les faisait passer de vie à trépas. Manger des gyromitres, c'est un peu jouer à la roulette russe. Il est maintenant interdit, à juste titre, de les commercialiser.
5°) Quand la quantité excessive révèle le poison : Le Tricholome équestre au sens large, plus précisément Tricholoma auratum, est extrêmement abondant dans le sud-ouest de la France, en particulier sur le littoral des Landes, où il est très recherché, et consommé sous le nom vernaculaire de "bidaou". C'est un comestible si apprécié qu'il existait même, dans la région d'Arcachon, une confrérie gastronomique du bidaou ! Pourtant on sait maintenant, depuis 1999, qu'il peut être dangereux, et même mortel en cas de consommation excessive. Une douzaine de cas, dont trois décès, ont été recensés à la fin du siècle dernier par le centre anti-poison de Bordeaux, avec l'apparition d'un nouveau syndrome, la rhabdomyolyse, qui est la destruction des muscles striés. Le cas le plus typique était celui d'une jeune femme de 28 ans, végétarienne, qui en avait mangé dix jours de suite : elle en mourut. Des milliers d'amateurs en ont pourtant mangé depuis des lustres... Sans inconvénient ? Pas si sûr ! Car la rhabdomyolyse, quand elle est modérée, se traduit par de simples courbatures, ou des symptômes analogues à ceux d'un début de grippe. Il est très possible que des amateurs de bidaous, après en avoir mangé quelques bonnes assiettées, aient éprouvé dans le passé ce genre de malaises, sans qu'il vienne une seconde à leur idée, ni à celle de leur médecin, que cela pouvait pouvait provenir des champignons...
Des troubles d'ordre neurologiques ont été récement signalés à la suite de la consommation de morilles. Il semble bien que là aussi ces intoxications soient survenues chez des mycophages ayant mangé une grande quantité de ces champignons, parfois lors de plusieurs repas consécutifs. Il est bien connu d'autre part que les morilles peuvent toujours être toxiques si elles sont consommées crues ou insuffisamment cuites.
Je ne parlerai pas ici des espèces qui sont constamment vénéneuses : toutes les sociétés mycologiques font ce qu'elles peuvent pour informer les profanes, amener les mycophages à faire l'effort d'apprendre à reconnaître les champignons dangereux. Les doses létales indiquées par certains auteurs sont tout à fait théoriques, elles peuvent varier très largement d'un individu à l'autre.
Je dirai en conclusion que la plus grande prudence s'impose en matière de consommation de cham­pignons. Des risques comme les substances cancerogènes (élements radioactifs, métaux lourds et autres pollutions), passent inaperçus, parce que l'ingestion de champignons contaminés ne rend pas malade immédiatement. Seules des études épidémiologiques sur des populations importantes peuvent démontrer l'augmentation du nombre de cancers chez les consommateurs de certaines espèces2.
On peut encore manger des champignons, mais seulement quand il s'agit d'espèces comestibles bien connues des mycologues, soigneusement vérifiées, et toujours en petite quantité. L'important c'est la dose ! Et, que diable, a-t-on besoin de ces condiments occasionnels pour se nourrir quotidiennement ?


Guy Fourré
1 Sauf quand il s'agit d'espèces bien connues (et vérifiées) vendues localement par les récolteurs eux-mêmes.
2 De telles études ont été faites dans d'autres pays, en particulier pour la radioactivité.

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